Les choix de la mère
Elle ne s’était jamais sentie aussi heureuse de vivre ce jour-là. En effet, ce jour-là était un jour spécial, le jour de la « distribution ». Elle avait entendu parler de ces crayons appelés « crayolor » et ce jour-là, c’était le jour de la croix rouge. Il faudrait se montrer encore plus sage et être à l’écoute de son nom quand la maîtresse crierait le nom de l’élève et poserait sur son bureau l’objet convoité. Cette année, elle espérait bien obtenir ces fameux crayons dont tous parlaient, ceux-là même qui venaient tout droit d’Amérique ceux avec lesquels elle pourrait dessiner, surement mieux qu’avec de simples crayons bon marcher mais surtout, ils venaient d’un pays qui faisait rêver.
Aucun extra ne venait jamais agrémenter l’ordinaire pour la petite Marie. Sa mère gérait le budget familial avec grand soin et dans le souci de la plus grande économie. Tandis que les autres élèves arboraient toujours de nouveaux habits, de nouveaux jouets, de nouveaux gadgets elle devait se contenter du strict nécessaire et des affaires ayant d’abord appartenu à ses frères. De même, le chocolat rarement distribué ne l’était qu’avec grande parcimonie et même les jouets apportés par le Papa Noël du travail de son papa étaient redistribués à ses cousines ce qui évitait des frais supplémentaires à l’occasion des fêtes. C’est pourquoi, ce jour-là, elle avait fondé tous ses espoirs dans cette distribution annuelle de la Croix Rouge américaine. Il n’y avait qu’une seule possibilité pour elle….les crayolor !
La maitresse tira au sort les précieux cadeaux et commença à donner des noms. Marie était toute ouïe, sure d’être récompensée par l’objet qui représentait à ses yeux un véritable joyau que jamais ses parents ne lui auraient acheté (d’ailleurs, certaine d’une réponse négative, elle n’en avait jamais ouvertement émis le souhait).
« Colette…une boite de crayolor ! », « Patricia…le petit baigneur ! », « Gilda…la boîte de crayolor ! » ….
Marie était assise au premier rang et la maitresse avait commencé en suivant la liste alphabétique.
Soudain, son nom raisonne et elle entend son cœur battre de plus en plus fort pendant quelques secondes …. « Marie…un tube de dentifrice ! » …….
Marie s’effondre, Marie éclate en sanglots, Marie crie… en voyant le tube de dentifrice inconnu qui ne portait pas la marque habituellement achetée par sa mère.
Peu importe le fait qu’elle n’ait pu avoir les crayolors tant convoités mais, fait plus grave, c’est qu’on lui a donné du dentifrice qui ne sera surement pas apprécié à son retour chez elle et elle entendra encore sa mère en faire des gorges chaudes et déverser toute sa rancœur sur Marie et ses frères. C’était de toutes façons, « du mauvais dentifrice » ! Car « il n’y a qu’un seul dentifrice de vraiment idéal, le dentifrice « Solutricine » !.
Sa mère le disait sans cesse « il n’y a que ce dentifrice qui soit bon et aussi les savonnettes « Camay rose » ! Alors pensez, elle avait raison de se mettre en colère et de dire à la maitresse que ce qu’on lui avait donné n’était pas bon puisque sa mère le disait depuis des années, puisque sa mère répétait qu’il n’y avait que ce qu’elle choisissait qui était bon. Elle l’en avait tellement persuadée qu’elle avait convaincu Marie de ne jamais acheter autre chose de toute sa future vie.
Marie était une petite fille très sage….chez elle et en classe. Marie se réfugiait toute seule dans le petit salon qui jouxtait la salle à manger, celui où trônait le piano, la petite pièce tenant lieu de chambre. La nuit venue, elle s’inventait des chimères, des histoires de monstres qui frayaient sous son lit. Elle faisait un pacte avec eux : elle ne pourrait sortir de son lit qu’en enjambant d’un bon mètre le rebord afin de ne pas éveiller leurs soupçons, ne pas les réveiller, ne pas leur laisser la possibilité de l’atteindre pour la dévorer. Ils étaient terribles, elle en était bien consciente mais c’étaient ses seuls confidents si terribles fussent-t-ils car à la maison, on ne parlait pas ou bien au risque certain d’un coup de semonce.
La salle à manger, personne n’y mettait jamais les pieds ; on n’avait pas le droit, sauf aux grandes occasions, comme une communion ou Noel. Une occasion où l’on offrirait à sa cousine la poupée reçue pour le Noel de l’usine….Pour elle, le cartable en sky qui avait attendu un trimestre pour être renouvelé.
Quelques années plus tard Marie pense qu’il doit bien y avoir un moyen d’affronter d’autres monstres, ceux de l’extérieur ceux qui la font rougir, ceux qui ne lui permettent pas de parler sans avoir honte, les yeux toujours baissés car, regarder quelqu’un dans les yeux ne se fait pas surtout s’il s’agit d’un garçon…c’est sa mère qui lui a dit. Elle pense que cela doit cesser et décide de s’imposer une journée terrible pour affronter ces monstres, une journée entière pendant laquelle elle les regardera. Quoi de plus terrible que de regarder tous les garçons qu’elle rencontrera sur le parcours du lycée, droit dans les yeux, depuis loin jusqu’à la hauteur des épaules ! Cela devrait bien la guérir…toute une journée !
Quelques temps après que cette victoire fut assurée, Marie va s’imposer encore un nouveau défi. En effet, elle est toujours complètement paniquée à l’idée de parler dans un groupe. Difficile d’avoir quelque chose à dire quand on a comme copine d’école des filles d’avocat, de médecin, de riche commerçant ! En quoi suis-je intéressante se dit-t-elle ? Comment parler sans être la risée de tous ? C’est vrai qu’elle a toujours très peur quand il s’agit de participer à une conversation car elle sait bien, elle sent bien qu’elle n’est en rien le point de mire et que d’autres occupent largement cette place de leader si convoitée dans un groupe.
Alors la solution s’impose dès la rentrée suivante. C’est décidé, dans chaque cours, elle lèvera le doigt pour un exposé ; elle sera bien obligée de le faire cet exposé ! Peu importe la tâche ! Choisir un sujet dans chaque cours, le travailler et le présenter. Du moment qu’elle s’est engagée, elle sera obligée d’en passer par là, et de prendre la parole en public !
Peu à peu, l’adolescence faisant son chemin Marie avait compris que pour sortir du carcan maternel elle ne devrait utiliser que ses propres ressources, sa propre volonté. Elle comprit que pour pouvoir être appréciée et avoir une chance d’être écoutée, elle devrait acquérir un maximum d’expériences dans un maximum de domaines. Par chance elle était curieuse de tout et aimait apprendre, du reste, l’école avait toujours été son refuge, l’endroit où elle ne subissait aucune remontrance, le seul endroit où une personne au moins, la maitresse, faisait attention à elle.
Confié par Bettina
B.F.Cardamome